21.4.15

Rencontre avec Nancy Huston

Dans le cadre du Ottawa International Writers Festival, qui commence officiellement demain, on offrait la possibilité de rencontrer  Nancy Huston, de passage au Canada pour recevoir le Prix Metropolis Bleu (voir article) et faire la promotion de son dernier livre Bad Girl. Isabelle Lalbin y était et nous raconte.

Ottawa International Writers Festival
Nancy Huston
La rencontre a lieu au Centre National des Arts d'Ottawa, dans un espace vitré, avec vue sur le foyer. Plusieurs rangées de chaises ont été alignées devant une petite estrade sur laquelle on a placé deux chaises et une table à café éclairées par un spot. On devine tout de suite que la rencontre sera intimiste. D’ailleurs, il n’y pas foule en ce lundi soir pluvieux. Une majorité de femmes d’un certain âge et quelques rares jeunes étudiantes forment un public épars d’au plus 40 personnes.

Nancy Huston est assise au premier rang et attend discrètement qu’on la présente. Une fois à la tribune, elle nous fait la lecture d’un passage de Bad Girl, après avoir présenté succinctement les trois personnages principaux : le père, Kenneth, la mère, Alison, et l’enfant à naître, Dorrit. Puis, elle se lance dans le texte de sa voix chaude et mélodieuse. Une très belle lecture, vivante, vibrante, avec des sonorités différentes suivant les personnages et un ton intimiste qui colle parfaitement au sujet du texte. Il y a de la poésie, de grandes vérités et même de l’humour… En quelques lignes, on est plongés dans ce récit et quand cela finit, on est convaincu qu’on lira la suite.


« Ce qu’il faut comprendre des femmes de cette génération, la première à naître après l’arrivée du suffrage féminin en Amérique du Nord (1920), c’est qu’elles croyaient possible de tout réconcilier. Aujourd’hui, plus personne ne le croit.
   Hélas, tandis qu’on élevait les filles à la fois comme des filles et garçons, on continuait à élever les garçons comme des garçons.»


« Et ce qu’il faut comprendre d’Alison en particulier, c’est qu’elle aimait tout, mais alors vraiment tout, et de tout cœur. Elle aimait jouer du piano et planter des légumes et se maquiller et confectionner des tartes et lire des livres de psychologie et de critique littéraire et assister à des concerts de musique classique et participer à des conversations spirituelles, et sans doute aurait-elle-même raffolé d’être mère et ménagère, si on ne lui avait pas intimé l’ordre de s’en contenter.
   Hélas, elle était en avance sur son temps.»


Puis, la présentatrice, Catherine Voyer-Léger, interview l’écrivaine. En voici les thèmes principaux que j’ai retenu à votre intention, presqu’encore à chaud :

L’utilisation du tutoiement dans ce récit – Nancy Huston préfère le terme de roman à celui d’auto-fiction, bien que plusieurs éléments de sa vie personnelle y soient mis en scène. Ce n’est pas la première fois qu’elle utilise le tutoiement ou le vouvoiement (2e personne) dans ses textes. Cela lui est plus naturel et lui vient certainement de ses premières expériences d’écriture, des lettres à sa mère. Il permet une distanciation de plus, l’écriture étant toujours la première.

L’exil (par choix) : on lui parle souvent de ce thème et cela l’occupe plus maintenant après 40 ans d’exil. Au début de l'exil, on fait tout pour oublier d’où on vient, on apprend tout de la société d’accueil… et puis cela vous rattrape. Revenir à sa langue maternelle lui semble essentiel pour approcher l’émotion, pour toucher. Elle se sent étrangère en France, se reconnait dans cette position et est à l’aise dans la multiplicité et le bilinguisme. Écouter les histoires des autres, agir comme un buvard, cela la nourrit et lui plaît.

Le thème de la famille : on lui demande souvent pourquoi la famille est un de ses thèmes romanesques de prédilection et elle répond toujours : Y en a-t-il d’autres? « Nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique », écrit-elle dans Bad Girl. La famille, c’est le lieu de l’apprentissage de l’humain. Les souvenirs d’enfance, même les plus épars sont constitutifs, ce sont les perles d’un rosaire que l’on laisse glisser sous les doigts, encore et encore, explique-t-elle. Elle pense que les aïeuls finissent par avoir plus de poids que notre formation universitaire car l’histoire familiale relève également de l’esprit. Faire des enfants est une profonde leçon de modestie. Ils apportent du positif mais aussi du négatif. Nous avons un soi chromosomique sur lequel se greffent des fictions.

La place de l’animal : la place des animaux dans la vie des hommes change. L’homme se distancie de plus en plus du monde animal. Pourtant, notre partie animale demeure. Nous avons des moments animaux : naissance, puberté, mariage, mort. Il est curieux de constater que ces moments animaux correspondent également aux moments les plus spirituels de nos vies [silence éloquent dans la salle].

Le féminisme : il s’agit aussi d’un thème central chez Nancy Huston, qui répond pourtant s’intéresser plus aujourd’hui à la masculinité. Elle explique : au cours des derniers millénaires, les femmes ont systématiquement choisi les hommes les plus susceptibles de survivre pour en faire les pères de leurs enfants. Ce faisant, elles ont sélectionné la violence, la force, les habiletés de survie avec le résultat qu’on constate dans le monde. On ne peut pas changer ces gènes en quelques centaines d’années et renverser cette situation.

La rencontre s’est terminée par une séance de signatures et un échange personnel avec ceux qui le désiraient. Une très belle et inspirante soirée… qui s’est poursuivie une fois rentrée chez moi dans la lecture de Bad Girl, dont le montage, par brefs chapitres, donne un rythme et un souffle particulier, presqu’animal, à ce récit d’une naissance. Celle de Dorrit mais encore plus bouleversant, celle d’une écrivaine.

1 commentaire:

  1. Merci Isabelle
    Ton article nous donne envie de lire encore Nancy Huston.
    Une autre plume

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